Évangile 27 mars (4e de Carême)

Lectio Divina Dimanche 27 mars 2022 : 4e Carême

Evangile de Jésus Christ selon st Luc (Lc 15, 1-3, 11-32))
 

01 Les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter.
02 Les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui :
« Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! »
03 Alors Jésus leur dit cette parabole :
11« Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père : “Père, donne-moi la part de fortune qui me revient.”
Et le père leur partagea ses biens.
13 Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait, et partit pour un pays lointain
où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre.
14 Il avait tout dépensé, quand une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin.
15 Il alla s’engager auprès d’un habitant de ce pays, qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs,
mais personne ne lui donnait rien.
17 Alors il rentra en lui-même
et se dit : “Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim !
18 Je me lèverai, j’irai vers mon père,
et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. 19 Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.
Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.”
20 Il se leva et s’en alla vers son père.
Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de compassion ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.
21 Le fils lui dit : “Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.”
22 Mais le père dit à ses serviteurs : “Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller,
mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds,
23 allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,
24 car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.” Et ils commencèrent à festoyer.
25 Or le fils aîné était aux champs.
Quand il revint et fut près de la maison, il entendit la musique et les danses.
26 Appelant un des serviteurs, il s’informa de ce qui se passait.
27 Celui-ci répondit : “Ton frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a retrouvé ton frère en bonne santé.”
28 Alors le fils aîné se mit en colère, et il refusait d’entrer. *
Son père sortit le supplier.
29 Mais il répliqua à son père : “Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres,
et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.
30 Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras !”
31 Le père répondit : “Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.
32 Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé !” »

Lecture ligne à ligne

01 Les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter. 02 Les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui :

Ce constat n’est que l’accomplissement de ce que Jésus lui-même a annoncé :

Jésus leur dit : « Amen, je vous le déclare : les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu.

32 Car Jean le Baptiste est venu à vous sur le chemin de la justice, et vous n’avez pas cru à sa parole ; mais les publicains et les prostituées y ont cru. Tandis que vous, après avoir vu cela, vous ne vous êtes même pas repentis plus tard pour croire à sa parole.” (Mt 21, 31-32)

Et il est écrit aussi pour nous expliquer cela :

29 Tout le peuple qui a écouté Jean, y compris les publicains, en recevant de lui le baptême, a reconnu que Dieu était juste.

30 Mais les pharisiens et les docteurs de la Loi, en ne recevant pas son baptême, ont rejeté le dessein que Dieu avait sur eux. (Lc 7, 29-30)

L’opposition, entre ceux qui se croient saints et sont en train de passer à côté du Salut et ceux qui sont estimés pécheurs mais qui se laissent sauver par Dieu, est récurrente dans l’Evangile. Elle nous rappelle que ce n’est pas nous qui pouvons nous sauver mais Dieu seul. Rappelons-nous :

35 Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.

36 Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier si c’est au prix de sa vie ?

37 Que pourrait-il donner en échange de sa vie ?

Et c’est encore en ce sens qu’on peut comprendre le discours de la vraie vigne :

“De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi.

05 Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.

06 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est, comme le sarment, jeté dehors, et il se dessèche. Les sarments secs, on les ramasse, on les jette au feu, et ils brûlent.” (Jn 15, 4-6)

Et nous ? Sommes-nous prompts à nous trouver justes ou à juger nos frères ? Savons-nous accueillir le Salut qui vient de Dieu ? Pouvons-nous nous rappeler d’un épisode de notre vie où nous avons constaté que sans Dieu, sans sa grâce ou sa providence, nous aurions pris un mauvais chemin, une mauvaise décision, ou tout simplement que nous n’aurions pas su quoi faire ?

« Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! »

C’est déjà ce qui s’est dit quand Jésus a appelé Mathieu et est allé déjeuner chez lui :

09 Jésus partit de là et vit, en passant, un homme, du nom de Matthieu, assis à son bureau de collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi. » L’homme se leva et le suivit.

10 Comme Jésus était à table à la maison, voici que beaucoup de publicains (c’est-à-dire des collecteurs d’impôts) et beaucoup de pécheurs vinrent prendre place avec lui et ses disciples.

11 Voyant cela, les pharisiens disaient à ses disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » (Mt 9, 9-11)

Et aussi lors de la rencontré avec Zachée :

Jésus leva les yeux et lui dit : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison. »

06 Vite, il descendit et reçut Jésus avec joie.

07 Voyant cela, tous récriminaient : « Il est allé loger chez un homme qui est un pécheur. » (Lc 19, 5-7)

Et on pourrait ainsi multiplier les exemples. Jésus a profondément modifié la compréhension de la sainteté en passant d’une observance matérielle de préceptes où le contact peut rendre pur ou impur et même des pratiques de lavage peuvent purifier, à une attitude intérieure de recherche et d’accueil de Dieu dans sa vie et dans ses frères, de sorte que le péché soit un acte de volonté qui ne peut venir que du cœur et où seul la charité peut sauver. C’est ainsi qu’il déclare :

« Êtes-vous donc sans intelligence, vous aussi ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans l’homme, en venant du dehors, ne peut pas le rendre impur,

19 parce que cela n’entre pas dans son cœur, mais dans son ventre, pour être éliminé ? » C’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments.

20 Il leur dit encore : « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur.

21 Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres,

22 adultères, cupidités, méchancetés, fraudes, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure.

23 Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. » (Mc 7, 18-23)

Et nous ? Comment cherchons-nous à devenir des saints ? Est-ce simplement en observant quelques règles, comme les enfants d’une classe, interrogés sur le carême : « c’est quand on ne peut pas manger de bonbons ! », ou bien cherchons-nous vraiment à exercer notre cœur à rechercher la volonté de Dieu, ce qui est bon ce qui lui plaira ?

03 Alors Jésus leur dit cette parabole :

Lorsque les hommes ne veulent pas accueillir la parole, Jésus les oblige, en quelque sorte, à réfléchir par une parabole que spontanément nous voulons comprendre et interpréter. Ainsi, ce que notre volonté refuse d’accueillir, notre intelligence le cherche, peut-être saura-t-elle alors ouvrir nos cœurs ?

Et nous ? Est-ce que nous sommes-prêts à mettre en œuvre toutes nos capacités pour mieux répondre à l’Amour de Dieu ? Avons-nous tendance à nous enfermer dans nos certitudes ou nos convictions ? Quelles sont nos capacités à nous convertir ?

11« Un homme avait deux fils.

Une autre parabole commence ainsi :

28 Quel est votre avis ? Un homme avait deux fils. Il vint trouver le premier et lui dit : “Mon enfant, va travailler aujourd’hui à la vigne.”

29 Celui-ci répondit : “Je ne veux pas.” Mais ensuite, s’étant repenti, il y alla.

30 Puis le père alla trouver le second et lui parla de la même manière. Celui-ci répondit : “Oui, Seigneur !” et il n’y alla pas.

31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? » Ils lui répondent : « Le premier. » (Mt 21, 28-31)

Elle introduit l’affirmation citée plus haut sur les publicains qui nous précèdent dans le Royaume de Dieu ; elle suit le refus des pharisiens à se prononcer sur Jean et sur son baptême. Nous sommes dans le même contexte : Jésus veut forcer la réflexion de ceux qui sont campés dans leur bonne foi. Les fils vont représenter ceux qu’on dit justes et ceux qu’on affirme pécheurs, mais ils nous détrompent sur la réalité de la justification et du salut.

Et nous ? Quel genre de fils de Dieu sommes-nous ? De ceux qui disent « oui » et ne font pas ? ou qui disent « non » mais obéissent quand même ? ou peut-être qui disent et font la volonté de Dieu ? Ou refusent de dire et de faire ce que Dieu demande ? pour pouvoir nous convertir ou persévérer dans le bien, apprenons à nous connaître nous-mêmes, non pas selon notre idée, mais aux yeux de Dieu !

12 Le plus jeune dit à son père :

Ce n’est pas un hasard si Jésus commence par le plus jeune. Dans la société juive de l’époque, la jeunesse est identifiée à la frivolité, à l’inexpérience et la folie. C’est le temps du péché par opposition à l’expérience de la vieillesse qui devient sagesse et mesure. Ainsi dans le livre des martyrs d’Israël à propos du scribe Eléazar :

23 Mais il fit un beau raisonnement, bien digne de son âge, du rang que lui donnait sa vieillesse, du respect que lui valaient ses cheveux blancs, de sa conduite irréprochable (2 Mar 6, 23)

Et nous ? Cherchons-nous à vivre comme des sages et des personnes d’expérience ou réagissons-nous comme des gamins insensés ?

“Père, donne-moi la part de fortune qui me revient.” Et le père leur partagea ses biens.

On peut se demander quelle part de fortune revient au fils. En fait, du vivant du père, rien ne leur revient ; c’est seulement au jour de l’héritage que la fortune revient aux héritiers. Ainsi, ne nous y trompons pas : le péché de ce fils n’est pas tant dans son avidité que dans son incapacité à gérer ou à prendre conscience de la valeur des choses. Le péché de cet enfant est d’abord envers le père qu’il considère comme mort, qu’il réduit à néant avant sa mort.

Le père qui accepte et partage ses biens montre non seulement qu’il laisse son fils libre mais plus encore qu’il est prêt à « être mort pour lui » si tel est son désir. Il ne lui refuse rien, pas même sa vie. En lui donnant sa richesse, il lui donne le fruit de son travail et donc ce qui le fait vivre, mais il accepte aussi que son fils veuille le voir ou le considérer comme déjà mort.

Pour bien des parents, il semble inconcevable que ce père puisse accepter et même d’une certaine façon contribuer à ce méfait du fils, mais le mystère de la croix nous montre que Dieu le Père, tout comme le Christ, est prêt à tout pour honorer notre liberté et la respecter. Mais aussi pour nous accompagner jusqu’au bout de cette démarche de liberté (ici fourvoyée comme pour les chefs des prêtres au jour de la Croix) afin que nous ne soyons jamais seuls ou abandonnés, quelles que soient nos erreurs. Si le père s’était opposé, le fils se serait-il senti la possibilité de revenir ?

Et nous ? Comment usons-nous de notre liberté devant Dieu ? Quelle place laissons-nous à Dieu et à sa volonté dans notre liberté et dans notre vie ? Et comment respectons-nous et accompagnons-nous la liberté de nos frères ? Sommes-nous prêts à les accompagner jusque dans leurs erreurs pour les aider à revenir et à se convertir ?

13 Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait, et partit pour un pays lointain

Cette attitude de rassembler « tout ce qu’il avait » ne peut pas ne pas nous évoquer la tentation de l’avoir que nous avons rencontré dans le texte des trois tentations au premier dimanche de ce carême. Le démon défie le Christ, pour montrer qu’il est fils, de revendiquer son droit d’avoir : avoir du pain quand il a faim. Ainsi, se serait-il affranchi des lois de la nature : la pierre n’est pas du pain au nom de son désir de posséder (il a faim) comme ce jeune homme s’affranchit des lois de la filiation et de l’héritage (il abandonne un père vivant en emportant son héritage) au nom de sa soif d’autonomie, qui n’est pas une liberté mais une fuite (il partit loin).

Et nous ? Comment voulons-nous vivre notre condition de fils ? Dans l’opposition ou l’abandon du Père ? Dans la revendication de notre indépendance ou de notre autonomie ? Quelle est notre véritable liberté ? notre véritable dignité ? notre rapport à Dieu notre Père ?

où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre.

Là encore, le péché dénoncé n’est pas forcément celui que l’on croit. Bien sûr, dilapider une fortune est mal mais l’argent en soi n’a pas de valeur… Bien sûr, la vie de désordre est un péché mais il y a pire : ainsi le livre des proverbes avertit :

07 Qui garde la loi est un fils intelligent ; qui s’encanaille fait la honte de son père. (Pv 28, 7)

Le problème est donc beaucoup plus de l’insulte faite au Père. C’est ainsi que le prophète ajoute :

14 L’homme de bien se porte caution pour son prochain, mais celui qui est sans scrupule l’abandonnera.

15 N’oublie pas les bienfaits de qui s’est porté garant : il s’est engagé en personne pour toi.

16 Le pécheur dilapide les biens de son garant ;

17 dans son ingratitude, il abandonne celui qui l’a sauvé. (Si 29, 14-17)

Et s’il subsistait un doute que ce soit une affaire contre Dieu, une histoire de blasphème, voici un passage encore plus explicite :

33 À toutes les prostituées, on fait un cadeau. Mais c’est toi qui faisais des cadeaux à tous tes amants ; tu les payais, pour qu’ils viennent vers toi, de tous côtés, se prostituer avec toi.

34 Toi, tu as fait le contraire de ce que font les prostituées : on ne courait pas après toi, on ne te donnait pas de salaire ; c’est toi, au contraire, qui en donnait.

35 Eh bien, prostituée, écoute la parole du Seigneur :

36 Ainsi parle le Seigneur Dieu : Puisque ton argent a été dilapidé, et ta nudité, dévoilée dans tes prostitutions avec tes amants, avec toutes tes idoles immondes, abominables, et à cause du sang de tes fils que tu leur as livrés,

37 eh bien, voici que je rassemble tous les amants à qui tu as plu, tous ceux que tu as aimés, comme tous ceux que tu as haïs ; de tous côtés je les rassemble contre toi, je dévoile ta nudité devant eux, et ils voient toute ta nudité.

C’est bien ce qu’a fait le fils : c’est lui qui a payé, mais sa ruine a montré sa nudité et bientôt, il sera pauvre. Mais surtout, il est question d’idoles immondes, ce qui confirme qu’il n’est point tant question d’insultes au père terrestre qu’au Père céleste.

Et nous ? Nous qui sommes riches de la grâce reçue au jour de notre baptême, nous qui sommes comblés de la richesse d’Amour du Dieu qui se montre tel qu’il est : notre Père, comment usons-nous et profitons-nous de ses richesses ? Sommes-nous sûrs que nous les faisons fructifier et que nous honorons en elles notre Père ?

14 Il avait tout dépensé, quand une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin.

Le contraste entre la vie d’abondance vécue jusque-là et la vie de pauvreté à vivre désormais peut nous rappeler le sort d’Adam, l’homme pécheur dans le livre de la Genèse. Dieu lui avait tout donné :

09 Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toutes sortes d’arbres à l’aspect désirable et aux fruits savoureux ; il y avait aussi l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. (…)

15 Le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Éden pour qu’il le travaille et le garde.

16 Le Seigneur Dieu donna à l’homme cet ordre : « Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin (Gn 2, 9, 15-16).

Mais à cause de son péché tout change :

17 Il dit enfin à l’homme : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé le fruit de l’arbre que je t’avais interdit de manger : maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la peine que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie.

18 De lui-même, il te donnera épines et chardons, mais tu auras ta nourriture en cultivant les champs.

19 C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. » (Gn 3, 17-19)

15 Il alla s’engager auprès d’un habitant de ce pays, qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.

L’insistance est double : il est sous la coupe d’un étranger et il garde les porcs, l’animal impur par excellence. Dans l’Evangile nous voyons aussi Jésus qui se retrouve à l’étranger, chez les Géraséniens dans la Transjordanie, et là encore il y a un troupeau de porcs. Mais ceux-là accueilleront la légion de démons qui infestaient le possédé, libéré par Jésus et se précipitèrent dans la mer. (Cf.Lc 8, 26-39) Ainsi, Jésus renvoie par sa parabole à un signe qu’il a accompli et qui a montré de quoi il s’agit vraiment : de la lutte entre les démons et le fils de Dieu pour libérer l’homme. Le fils qui pensait donc se libérer en quittant son père s’est donc privé de l’appui de celui qui le rendait vraiment libre et se retrouve esclave, d’abord de ses pulsions et du désordre de sa vie, puis de son indigence et de ses besoins vitaux : il a faim.

Et nous ? Savons-nous ce qui nous libère vraiment ? Et d’abord avons-nous seulement réfléchi à ce qu’est la liberté ? Trop souvent, nous voulons pouvoir faire ce que nous voulons, quand et comme nous le voulons ! Cela n’est pas la liberté mais la toute-puissance ; ce n’est pas pour l’homme mais seulement pour Dieu. La liberté consiste plutôt à choisir quels sont nos objectifs et nos buts et à prendre les moyens pour les accomplir. S’ils sont bons, le Père sera notre plus fidèle allié, il se fera même notre serviteur pour la réussite de nos projets. S’ils sont mauvais, il ne nous empêche pas car Il respecte notre liberté mais ne nous aidant plus car Dieu ne saurait collaborer au mal, Il nous fait nous retrouver face à nos incapacités, pauvretés et inaptitudes, qui seront la preuve de notre besoin de Dieu ou la cause de notre perte… Alors comment nous libérer ?

16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien.

Nous voyons la limite de celui qui veut se passer de Dieu : il n’a même plus ce qui est nécessaire pour survivre, encore moins pour vivre ! mais il y a plus : nous avons vu au début de l’explication de la parabole comment cela renvoyait à la première tentation. Jésus y répondait par la citation du Deutéronome : « l’homme ne vit pas seulement de pain » (Lc 4, 4 cf Dt 8, 3). Ainsi, ce jeune homme ne vit même pas de pain et il ne reçoit rien, ni les gousses des porcs, ni le pain des hommes, ni la parole de Dieu. Personne ne lui donne rien car il est encore entièrement refermé sur lui-même et son rêve d’autonomie, ce qui le prive de recevoir des autres ou de Celui qui est le Tout Autre, ce qui pourrait combler sa faim.

Et nous ? Sommes-nous prêts à recevoir de Dieu et des autres ? Sommes-nous prêts pour être vraiment libres à dépendre des autres ? Sommes-nous conscients que nous ne serons jamais libres tout seuls mais seulement dans une construction fraternelle et solidaire, d’une libération commune avec nos frères grâce à notre Père ?

17 Alors il rentra en lui-même

Il était refermé sur lui-même de sorte que personne ne pouvait le rejoindre. Mais il entre en lui-même : c’est une première étape ; si quelqu’un peut entrer en lui, fut-ce lui-même, c’est que la fermeture n’est plus tout à fait hermétique !

Et nous ? Quelle est notre capacité à l’intériorité ? Savons-nous que c’est le premier pas vers notre vraie liberté ? Comprenons-nous que la liberté est plus une question « intérieure » qu’ « extérieure ». Être libre est une disposition de notre être ; donc cela se passe en nous et il nous faut la cultiver, ce n’est pas une qualité extérieure qu’on devrait conquérir ou acheter. Dieu nous a créés ainsi et nous devons faire fructifier ce que nous sommes.

et se dit : “Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim !

Après l’intériorité, voici la mémoire. En lui, le fils trouve le souvenir de son père et de ses ouvriers. Il voit quelque chose de meilleur, que ce qu’il vit. Il est encore très tourné vers lui-même « je meurs de faim ». Mais il a compris une chose : seul, il ne pourra rien. Il est encore égoïste et intéressé, mais il a perdu l’arrogance et l’orgueil de l’indifférence et de la prétendue toute-puissance.

Ainsi Tobith dit à son fils :

Quant à toi, mon fils, aime tes frères, et ne jette pas un regard orgueilleux sur les filles de tes frères. Car, dans l’orgueil, il y a ruine et grand désordre et, dans une conduite indigne, abaissement et indigence extrême : c’est le début de la misère. (Tb 4, 13)

Et nous ? En quoi sommes-nous encore sous la coupe du péché d’orgueil ? Que faisons-nous pour cultiver notre humilité ?

18 Je me lèverai, j’irai vers mon père,

Tout est encore au « Je ». Il y a un égocentrisme à combattre, c’est certain. Mais il y a aussi une décision « je me lèverai » qui reprend le verbe utilisé dans l’Evangile pour parler de la Résurrection. Il y a là une renaissance qui se traduit par la reconnaissance du père qui est son père. Bien sûr, le verset précédent en parlait déjà mais comme d’un souvenir alors que maintenant il est celui vers qui il se dirige. Le père est de nouveau vivant (il n’est plus question de récupérer un héritage) et désiré !

Cette phrase peut nous renvoyer à un autre épisode de l’évangile : la Passion. Jésus commence dans son agonie par penser à Lui et à la souffrance qui l’attend mais il ne le fait jamais comme un mouvement égoïste. Il le fait toujours dans la volonté du Père, ce qui nous donne la si belle prière :

42 « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe ; cependant, que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne. » (Lc 22, 42)

Et cette prière n’est pas seulement une pensée ou un désir mais elle se traduit par des actes : le premier est de recevoir courageusement la coupe dont il vient de demander d’être dispensé. Il le fait avec ses disciples :

Voici qu’elle est proche, l’heure où le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.

46 Levez-vous ! Allons ! Voici qu’il est proche, celui qui me livre. » Mt 26, 45-46)

Et pour bien montrer qu’il s’agit du combat spirituel, de la vie éternelle et de la présence à Dieu, saint Luc ajoute dans les mêmes circonstances :

46 Il leur dit : « Pourquoi dormez-vous ? Relevez-vous et priez, pour ne pas entrer en tentation. » (Lc 22, 46)

Ainsi Jésus et ses disciples se lèvent pour aller vers le Père. Nous savons que tous trahiront et s’enfuiront mais que le Christ ira jusqu’au bout. Il sait pourquoi il est sorti, pourquoi il va souffrir, il connaît la volonté de Dieu et sa mission.

Et nous ? Quel est notre objectif ? quel est notre but ? quelle est notre mission ? Est-ce que nous désirons plus que tout nous diriger, nous rapprocher de Dieu notre Père ? faire sa volonté ? Comment le faisons-nous ?

et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. 19 Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.

Après l’intériorité, la mémoire… Après la mémoire, le désir… Après le désir, la conscience de son indignité ! Elle passe par le constat de son péché mais pas seulement. Il y a plus fondamental encore : la conscience d’être fils et de ne pas être à la hauteur de cette filiation. Regardons saint Pierre lors de la première pêche miraculeuse :

08 A cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » (Lc 5, 8)

Il a conscience de son indignité mais cela lui fait demander à Jésus de s’éloigner… Au contraire, quand il aura compris, lors de la dernière cène quand Jésus veut lui laver les pieds, il s’estime encore indigne et refuse mais quand Jésus lui parle d’avoir part avec lui, aussitôt il s’écrie :

« Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » (Jn 13, 9)

Désormais, il sait qu’il n’est pas digne mais plus encore il espère le Salut de Dieu ; il sait pourquoi il est fait !

On ne reproche pas à quelqu’un de pas être à la hauteur de ce pourquoi il n’est pas fait : qui reprochera à la plante de ne pas sentir, à l’animal de ne pas réfléchir ? Si nous ne savons pas que nous sommes faits pour l’intimité avec Dieu, comment regretter nos péchés qui nous séparent de Lui. Mais si nous sommes ses fils, alors tout ce qui nous sépare de Lui est indigne de nous !

Alors ? Prenons-nous conscience de l’immensité de la grâce que le Christ nous fait en faisant de nous des fils dans le Fils ? Réalisons-nous quelles responsabilités cela nous confère ? Comment escomptons-nous honorer notre Père en tant que fils de Dieu ?

Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.”

Voilà qui pourrait sembler humble, mais qui est, en fait, la preuve d’une méconnaissance totale de Dieu. Il a découvert que Dieu est son Père sans se découvrir en même temps fils ! Il pense que Dieu pourrait se repentir de l’avoir comme fils, pourrait renoncer à être père ! Il n’a rien compris à l’infini de l’Amour de Dieu. Le prophète avait pourtant averti !

14 Jérusalem disait : « Le Seigneur m’a abandonnée, mon Seigneur m’a oubliée. »

15 Une femme peut-elle oublier son nourrisson, ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ? Même si elle l’oubliait, moi, je ne t’oublierai pas.

16 Car je t’ai gravée sur les paumes de mes mains, j’ai toujours tes remparts devant les yeux. (Is 49, 14-16)

Ce que dit ce fils part sans doute d’un bon sentiment : celui de son indignité, mais il est aussi une paresse (je renonce à être ton fils, je n’essaierai plus de l’être) et une insulte au père (tu peux te contenter d’être mon maître et mon patron, tu n’est plus père puisque je ne suis plus ton fils). Là encore, il ne regarde que vers lui, sans penser à ce que cela implique pour le père. L’orgueil, base de tous les maux, a été vaincu assez facilement ; l’égoïsme retient beaucoup plus fort le pécheur dans ses travers car il le trompe et l’illusionne même sur ses bonnes intentions.

Et nous ? Sommes-nous capables d’amour désintéressé ? Sommes-nous capables de mettre l’autre à la première place ? Plutôt que de nous résigner à notre indignité, saurons-nous reconquérir l’honneur d’être fils, frères et amis en mettant ainsi l’autre (l’Autre ?) à la première place ?

20 Il se leva et s’en alla vers son père.

Après l’intériorité, la mémoire… Après la mémoire, le désir… Après le désir, la conscience de son indignité… Avec cette conscience, la résolution. Il avait pris la décision dans la phrase d’avant mais maintenant, il s’exécute. Il ne s’agit pas seulement de vouloir, de désirer ou de rêver, il s’agit de décider et d’agir : c’est cela la conversion.

On pourra par exemple se rappeler de l’avertissement du Christ dans le discours sur la montagne :

21 Ce n’est pas en me disant : “Seigneur, Seigneur !” qu’on entrera dans le royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est aux cieux. (Mt 7, 21)

Et surtout on pensera à l’autre parabole des deux fils (celui qui dit oui et celui qui dit non) car l’important n’est pas dans l’intention ou les paroles mais dans les actes posés (il y alla… C’est lui qui a fait la volonté du Père)

Et nous ? Quelle résolution, quelle décision avons-nous prise, par exemple pour vivre une vraie conversion durant ce temps de carême ?

Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de compassion ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

La merveille dans la conversion, c’est que c’est nous qui sommes loin, mais que c’est Dieu qui court et comble la distance. Alors que nous ne faisons encore que rêver de Dieu, Lui nous voit déjà et vient jusqu’à nous.

La merveille dans la conversion est que c’est nous qui sommes dans l’erreur et que c’est Dieu qui rétablit la vérité ! Il voulait demander à être un ouvrier, son père le traite pour ce qu’il est : un fils ! Il veut demander pardon et négocier ; il est aimé et comblé au-delà de toute espérance. Il aurait voulu rétablir la justice, il est réintroduit dans l’amour ! Cet amour fou de Dieu pour les pécheurs est exprimé de manière particulière par le Christ en croix, qui intercède même pour ses bourreaux :

34 Jésus disait : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23, 34)

Ici, il ne se sont même pas encore convertis, ils sont encore en train de faire le mal que déjà l’Amour de Dieu les rejoint et les chérit.

Et nous ? Comment cherchons-nous l’amour miséricordieux du Père, comment lui manifestons-nous notre désir,même imparfait, de revenir à Lui pour qu’il fasse le chemin qui nous sépare ? n’est-ce pas le sens même du sacrement de réconciliation ? en usons-nous ?

21 Le fils lui dit : “Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.”

Il y a quelque chose d’admirable : le fils ne profite pas de l’amour du Père pour se défausser et s’éviter l’humiliation de l’aveu.

Il y a quelque chose de terrible : le fils est tellement pris dans ses résolutions et son égocentrisme qu’il ne voit pas ce que le père est déjà en train de faire pour lui.

Il y a une grande justice dans ce qui se dit : le père laisse tout juste le temps au fils de dire ce qui est vrai et juste : sa confession et son indignité, mais le coupe avant qu’il dise une bêtise : la demande injuste d’être pris comme ouvrier.

La vérité n’est pas cachée ou tue ; l’erreur n’est pas encouragée ou même tolérée ; l’amour restaure et protège.

Et nous ? Saurons-nous être justes et en même temps nous laisser prendre dans la miséricorde de Dieu ? Celui qui dit « je n’ai pas besoin de me confesser, je parle directement à Dieu » n’est-il pas de ceux qui refusent de se lever pour aller vers le père ? Celui qui dit : à quoi bon confesser mes péchés, Dieu les connaît, je m’en remets à son amour… ne se défausse-t-il pas de son devoir de justice sous prétexte de miséricorde divine ?

22 Mais le père dit à ses serviteurs : “Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller,

D’autres passages de l’Evangile expliqués dans les semaines précédentes nous ont déjà montré que l’habit est un signe extérieur de la dignité et de la puissance intérieure de la personne. Ainsi, dans la transfiguration, le vêtement devient blanc et resplendissant :

Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement devint d’une blancheur éblouissante. (Lc 9, 29)

Ainsi l’hémorroïsse veut-elle toucher la frange du vêtement de Jésus pour être sauvée :

27 cette femme donc, ayant appris ce qu’on disait de Jésus, vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement.

28 Elle se disait en effet : « Si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai sauvée. » (Mc 5, 27-28)

Le vêtement ainsi offert par le père est symbole de la filiation, mais il est le plus beau car comme dit st Paul :

Mais là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé (Rm 5, 20)

Ce que Saint Luc avait fait comprendre dans ce même chapitre 15 mais dans la parabole précédente dite du bon pasteur :

C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. (Lc 15, 7)

Et nous ? Avons-nous assez de confiance pour croire que le Seigneur nous pardonnera et même nous fera progresser à chaque fois que nous nous retournerons vers Lui ? Avons-nous conscience que son pardon nous couvre tout entier et que notre péché nous est totalement arraché pour que nous soyons recouverts du plus beau des manteaux, comme le dit encore saint Paul :

Tous, dans le Christ Jésus, vous êtes fils de Dieu par la foi.

27 En effet, vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ ;

28 il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus.

29 Et si vous appartenez au Christ, vous êtes de la descendance d’Abraham : vous êtes héritiers selon la promesse. (Ga 3, 26-29)

Ici revêtir le Christ revient à devenir un avec Lui ; Il est fils et nous sommes fils et il est bien question d’héritage mais nous y avons droit car le Christ est mort. La merveille de la Résurrection, c’est que les héritiers, par la mort du Christ, peuvent jouir de leur héritage avec lui qui est ressuscité !

mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds,

La bague est pour nous, bien sûr, signe d’alliance. Dans la bible, elle est surtout signe de richesse. Il est donc logique d’y voir à la fois la restauration de la filiation, que le fils partage la richesse de son père et l’établissement d’une alliance nouvelle que le fils avait rompu en partant et que le père restaure en l’accueillant.

Quant aux sandales, elles étaient, dans la législation juive antique, signe de rachat :

07 Or, jadis en Israël, pour le rachat ou pour l’échange, afin de conclure toute affaire, l’un enlevait sa sandale et la donnait à l’autre. En Israël, cela servait de témoignage. (Rth 4, 7)

Cela explique pourquoi Jean le Baptiste déclarait :

Mais au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas ;

27 c’est lui qui vient derrière moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de sa sandale. » (1 jn 26-27)

Il n’est pas digne d’être racheté, ce qui ne signifie pas qu’il ne le sera pas.

Voilà aussi pourquoi le Christ dit aux disciples envoyés en mission :

Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales, et ne saluez personne en chemin. (Lc 10,4)

Ils ne sont pas envoyés comme des rachetés ou comme ceux qui pourraient racheter, mais comme des pécheurs qui annoncent à des pécheurs que Dieu va les sauver.

Et nous ? Savons-nous que par notre baptême nous avons été rachetés ? Savons-nous que nous avons revêtu le Christ, que nous avons fait alliance avec lui, qu’il nous a comblés de ses richesses ? Sommes-nous reconnaissants et émerveillés de tout cela ?

23 allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

Dans tout le premier testament, le veau gras est toujours une offrande de sacrifice. Sauf dans le récit de l’apparition au chêne de Mambré. Dieu vient vers Abraham sous la forme de trois personnages et Abraham lui offre l’hospitalité en tuant le veau gras…Notons que l’offrande est faite à Dieu, même si ce n’est pas formellement un sacrifice…

Mais, plus encore, il faut repérer l’inversion extraordinaire : dans toute la première alliance, c’est l’homme qui offre à Dieu un veau gras en sacrifice ; dans cette nouvelle alliance, c’est le Père qui offre le veau gras pour son fils… Dieu qui offre à l’homme, et à l’homme pécheur qui se convertit !

Ce changement incroyable annonce ce qui se passe dans le mystère pascal : le Fils, libre et saint, est offert en sacrifice pour libérer l’homme pécheur et esclave de son péché. L’annonce de Pâque, le premier chant de la nuit pascale qu’on appelle aussi exultet déclare : « pour libérer l’esclave, Tu as livré le Fils »

Et nous ? Pouvons-nous concevoir ou au moins entre-apercevoir cet Amour fou de Dieu qui se livre lui-même pour nous réconcilier à Lui alors que nous sommes pécheurs ? Pouvons-nous voir à quel point cet Amour nous précède, nous accompagne et nous entoure, tout en nous dépassant et en nous élevant au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer ? Comment pourrions-nous (ce qu’à Dieu ne plaise)résister à un tel Amour ? Mais comment y répondons-nous ?

24 car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.”

Voici sans doute l’une des clefs les plus importantes pour la compréhension de ce qui vient de se dire. Si l’Amour si grand de Dieu reste un mystère, ce que nous comprenons au moins, c’est qu’il veut voir en chaque homme un fils, comme il a pu le faire en Jésus, aussi bien le jour du Baptême :

22 L’Esprit Saint, sous une apparence corporelle, comme une colombe, descendit sur Jésus, et il y eut une voix venant du ciel : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie. » (Lc 3, 22)

Ou de la Transfiguration :

35 Et, de la nuée, une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le ! » (Lc 9, 35)

Dès lors, il y a une logique à ce que le Fils unique meurt pour tous les fils, comme l’avait prophétisé le grand prêtre :

49 Alors, l’un d’entre eux, Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là, leur dit : « Vous n’y comprenez rien ;

50 vous ne voyez pas quel est votre intérêt : il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas. »

51 Ce qu’il disait-là ne venait pas de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisait que Jésus allait mourir pour la nation ;

52 et ce n’était pas seulement pour la nation, c’était afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. (Jn 11, 49-52)

Si nous réfléchissons selon la logique de Dieu, un seul meurt pour tous et Dieu lui rend la vie, c’est une victoire totale ; si nous réfléchissons du point de vue de l’homme, le Dieu parfait et infiniment saint s’offre pour des créatures insignifiantes et pécheresses qui sont d’ailleurs en révolte contre lui, c’est un non-sens et un mystère absolu ! Et comment dans sa logique, le Seigneur peut-il voir en nous des fils, dignes du sacrifice de son Fils, voilà qui est encore un mystère infini !

Et nous ? Pouvons-nous, à défaut de le comprendre, du moins accueillir et contempler le mystère de l’Amour de Dieu pour nous encourager à il n’y répondre, non pas de manière aussi parfaite, mais de la manière la plus parfaite dont nous soyons capables ?

Et ils commencèrent à festoyer.

Nous avons vu il y a quelques instants que le veau gras était habituellement cité à l’occasion des sacrifices ; nous avons dit qu’il y avait des signes d’alliance dans la façon dont le père accueille son fils, voici maintenant un festin qui marque cette alliance et consomme le sacrifice. Il s’agit de célébrer le passage de la mort à la vie et le Salut du fils… Comment ne pas parler ici de l’Eucharistie ?

Et nous ? Comment célébrons-nous le sacrifice et la Résurrection du Fils de Dieu ? L’Eucharistie est-elle pour nous la marque de cette alliance nouvelle avec Dieu. Sommes-nous capables d’y voir la source de notre vie nouvelle en Dieu ? Sommes-nous capables d’y reconnaître le sommet de notre démarche de retour au père ? Acceptons-nous d’être ainsi dépossédés même de notre conversion, puisque c’est Dieu qui en opère l’ultime étape en nous faisant ainsi entrer en communion avec Lui et en Lui avec tous ? Comprenons-nous que seule cette dépossession pourra amener à son terme notre conversion et notre chemin de retour et d’union à Dieu ? Si oui, nous sommes bien en train de vivre notre vie terrestre comme une initiation et un entraînement à la béatitude céleste et de cela encore, nous devons rendre grâce à Dieu.

25 Or le fils aîné était aux champs.

Voici maintenant le fils aîné. Rappelons-nous du contexte de la parabole : Jésus veut mettre en perspective les deux types d’humain qu’Il a en face de Lui. D’une part, il y a ceux qui se croient justes et ne l’accueillent pas, non seulement parce qu’ils ne pensent pas avoir besoin de Lui et du Salut qu’Il annonce et propose, mais aussi parce que ce Salut, Il l’annonce et le propose même à ceux qu’ils jugent pécheurs et perdus. D’autre part, il y a ceux qui sont jugés pécheurs et se reconnaissent dans ce terme mais qui viennent à Lui et sont prêts à changer et à accueillir le Salut qu’Il veut bien leur promettre.

A n’en pas douter, le fils cadet était l’image même de ces pécheurs, mais il s’est vu offrir la Rédemption parce qu’il a su trouver en lui le courage de se reconnaître pécheur, de faire confiance au Père et ultimement, alors qu’il ne s’en sentait pas digne, d’accepter une alliance nouvelle.

Le fils aîné représente-t-il les pharisiens qui se sentent justes et refusent le Salut, ainsi que la réintégration des pécheurs ? Il est encore un peu tôt pour le dire mais nous pouvons d’ors et déjà dire deux choses :

  • Il est au champ cela signifie qu’il fait son travail, ce pourquoi il est fait. Il sert son père et contribue au dessein du maître du domaine.
  • Il est au champ et ne voit pas son frère revenir : ce qui signifie que, contrairement au père qui le voit de loin, lui ne l’attendait pas, ne l’espérait pas. Non seulement il n’a pas anticipé son retour par une attente active qui fait voir de loin ce qui n’est pas encore, mais même il n’a pas réalisé le retour de celui-ci quand il est arrivé, il ne partage pas les joies de son père et des autres personnes qui vivaient-là, les serviteurs…

Est-ce un raison de penser d’emblée qu’il a un mauvais positionnement ? Non ! pensons à l’appel de David par Samuel :

10 Jessé présenta ainsi à Samuel ses sept fils, et Samuel lui dit : « Le Seigneur n’a choisi aucun de ceux-là. »

11 Alors Samuel dit à Jessé : « N’as-tu pas d’autres garçons ? » Jessé répondit : « Il reste encore le plus jeune, il est en train de garder le troupeau. » Alors Samuel dit à Jessé : « Envoie-le chercher : nous ne nous mettrons pas à table tant qu’il ne sera pas arrivé. »

12 Jessé le fit donc venir : le garçon était roux, il avait de beaux yeux, il était beau. Le Seigneur dit alors : « Lève-toi, donne-lui l’onction : c’est lui ! » (1 Sam 16, 10-12)

Ainsi David aussi était au champ, là où son père l’avait envoyé, David non plus n’a pas vu venir le prophète et n’a pas participé de lui-même à son accueil ou à la rencontre familiale. Il n’est même pas venu de lui-même, il a fallu aller le chercher. Pourtant, il est celui que Dieu a reconnu juste selon son cœur et non selon les regards des autres.

Autrement dit, ne jugeons pas trop vite le fils aîné, les circonstances et les apparences peuvent être trompeuses. Contentons-nous de voir des invitations à une attitude de disponibilité bienveillante.

Et nous ? Sommes-nous fidèles et disponibles aux travaux que le Seigneur nous confie ?
Sommes-nous en même temps attentifs à partager les joies et les peines de nos frères et à les accompagner dans leur recherche de Dieu et du Salut ?

Quand il revint et fut près de la maison, il entendit la musique et les danses. 26 Appelant un des serviteurs, il s’informa de ce qui se passait.

Voici que ce fils revient lui aussi, comme son frère cadet. Il revient de moins loin, il revient comme d’habitude, il revient sans se poser de question. Pour revenir, le cadet a dû rentrer en lui-même, faire mémoire de son père et admirer son œuvre pour ses serviteurs, prendre conscience de son péché, se décider à revenir, avoir le courage de se lever, confesser son péché et enfin accueillir le pardon et la nouvelle alliance avec son père…. Rien de tout cela pour l’ainé : pas de travail intérieur, pas de conscience d’une faute, pas d’admiration du père, pas de confession ou d’acceptation : il est simplement là. Peut-être pourrait-on dire qu’il n’avait pas besoin de tout cela parce qu’il n’avait pas trahi… Mais personne n’est parfait et surtout quand il fait cela, il pense cela, il oublie une chose : il n’a aucune relation avec son père ; lui non plus, d’ailleurs, n’entre pas. Il n’interroge pas son père ou son frère : non, il se contente d’appeler un serviteur !

Et nous ? Quelle relation avons-nous avec Dieu ?

  • une relation lointaine et qui tient plus de l’habitude ou du doute que de la foi et de l’action ?
  • Une relation de rites et de devoirs qui tient plus de notre décision et de nos choix, où nous contrôlons et décidons tout sans dialogue ou écoute de la volonté de Dieu et de sa parole ?
  • Une relation taillée sur mesure, où je prends ce qui me plaît et laisse ce qui ne me convient pas parce que je ne comprends pas ou trouve cela désagréable ou difficile ? Une relation où j’accepte d’écouter, à condition que le Seigneur ne sorte pas des limites que je me suis fixées et surtout que je Lui ai fixées ?
  • Une relation pleine et entière où je veux bien écouter, discuter et avancer avec Lui mais où je le traite d’égal à égal et donc où je refuse ou constate mon désaccord avec lui sur certains points, où j’accepte et trouve normal de ne pas correspondre en tout à ce qu’Il préconise ?
  • Une relation pleine et entière où je veux d’abord aimer et donc me faire petit et serviteur devant celui que j’écoute et à qui je parle. Une relation qui me révèle la vérité sur sa grandeur, sa sainteté et sa bonté et qui donc me pousse librement à l’obéissance et à la coopération pleine et entière à sa volonté et son dessein que je reconnais en toute chose meilleure que ma volonté et mes propres projets ?
  • Une relation inconstante qui passe bien souvent par toutes les relations précédemment évoquées et sans doute bien d ‘autres encore ?

Comment améliorer cette relation ?

27 Celui-ci répondit : “Ton frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a retrouvé ton frère en bonne santé.”

Voici un témoignage véridique qui, même sur un ton qui semble anodin, est un témoignage de joie.

  • Il annonce d’abord « ton frère». En mettant d’emblée le récit sur la relation de fraternité, il vise à toucher le cœur, souligne la possibilité d’un amour spontané et y invite ?
  • Le témoignage continue en décrivant la joie du père et en expliquant la raison de celle-ci : la joie se manifeste par le festin, elle vient de la bonne santé du frère.
  • Enfin, il désigne toujours le cadet comme le frère et jamais comme le fils. Il permet ainsi à l’ainé de se sentir concerné et même impliqué dans cette histoire merveilleuse de retour et de retrouvaille en bonne santé.

Bref, ce témoignage est fait pour respecter et intégrer l’interlocuteur et l’inviter à partager la joie du père et de tous.

Et nous ? Comment témoignons-nous de notre joie de croire au Salut pour nous et pour tous ?

  • Sommes-nous des moralisateurs qui montrent aux autres plutôt leur distance avec Dieu que sa joie de les pardonner ?
  • Sommes-nous des experts qui présentent la réalité, la vérité comme des règles et des normes, en oubliant de présenter d’abord des personnes et un amour, une miséricorde et une invitation ?
  • Sommes-nous comme des aînés, des premiers de la classe qui en même temps veulent entraîner mais dominent l’autre, avec condescendance, et peut-être arrogance ou pire avec mépris et dédain ?
  • Sommes-nous des frères émerveillés de la grâce que Dieu nous faits et que Dieu fait à ceux que nous croisons, conscients de nos limites et décidés à progresser ensemble, conscients de l’Amour de Dieu pour tous et désireux de reconnaître en chacun l’image, le visage et l’œuvre de Dieu ?

Comment apprendre à mieux témoigner ?

28 Alors le fils aîné se mit en colère, et refusa d’entrer.

A la joie du père, à la joie du message délivré par le serviteur, répond la colère de l’aîné et son refus d’entrer. Comparons les deux fils :

Le cadet part, l’ainé refuse d’entrer… quelle est la différence ?

Le cadet est dans l’indifférence, l’aîné dans la colère… qu’est-ce qui est mieux ?

Dans un cas comme dans l’autre, le père est considéré comme quantité négligeable, seul compte le ressenti des fils : l’un cherche la liberté et l’autre la justice, deux nobles choses, mais le premier était libre et il recherche une fausse liberté faite d’autonomie et de sentiment de toute puissance, le second était traité avec justice par son père mais il cherche plutôt la reconnaissance par le père, notamment avec la condamnation de son frère.

Dans un cas comme dans l’autre, celui qui est considéré comme un problème est le père qu’il faut quitter pour le cadet, qu’il faut changer pour l’aîné. Mais en fait, le problème est du côté de chacun des fils : l’un qui veut son indépendance et l’autre qui se prétend juste et même le seul juste contre le cadet définitivement condamné et le père qui n’a pas le droit de pardonner.

Dans les deux cas, nous voyons une dimension vraie de la filiation : un fils doit à un moment quitter son père et sa mère pour devenir un homme. Mais ici, il oublie que quitter ne veut pas dire abandonner, devenir un homme ne signifie pas abandonner les autres hommes ou les réduire à des objets de plaisir ou d’utilité… Un fils doit aussi honorer son père et sa mère et les servir fidèlement : ce qu’a fait l’aîné, mais il oublie que ce service est gratuit ; par amour, il ne lui donne aucun droit, ni de juger son frère, ni de juger son père.

Rappelons-nous Caïn (Cf Gn 4, 1-16) : il estimait être juste et du coup, il a tué son frère et contesté le jugement de Dieu. Dieu n’avait pas agréé son sacrifice, qui n’était pourtant pas moins bon que celui d’Abel ; Dieu ne lui parle pas de son sacrifice mais de son action, « si tu agis bien… ». Caïn n’accepte pas, il murmure contre Dieu qui n’accueille pas son sacrifice et il complote contre son frère qui lui a été agréé…

Et nous ? Quel jugement portons-nous sur nos frères ? sur Dieu ? Comment pouvoir accueillir nos différences pour progresser et non dénigrer ? Comment accueillir nos incompréhensions comme une occasion de chercher et de réfléchir, plus que comme une occasion de révolte ?

Son père sortit le supplier.

Voici l’attitude du père :

  • Dans la joie de retrouver l’un, il n’oublie pas l’autre.
  • Malgré la fête, il s’intéresse à chacun et n’hésite pas à sortir de celle-ci pour rejoindre celui qui est en colère.
  • Il est le père, le maître de maison et pourtant il se fait petit, il supplie. Cela renvoie bien sûr à l’épisode du lavement des pieds :

13 Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis.

14 Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres.

15 C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous.

16 Amen, amen, je vous le dis : un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie.

17 Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites. (Jn 13, 13-17)

Le Christ se sait et s’affirme maître, tout comme le père reste père. Mais Il prend la condition de serviteur en lavant les pieds des disciples ; tout comme le père prend la condition du serviteur qui sort et explique au fils aîné ce qui se passe et qui, en se faisant suppliant et comme courbé devant son fils, humble devant lui.

Mais le Christ ne fait pas cela seulement dans un esprit de service, Il entend donner l’exemple pour que les disciples fassent comme Lui. De même, le père ne fait tout cela seulement pour inviter son aîné à se réjouir avec Lui ; il veut le faire entrer dans son pardon et dans sa joie !

Et nous ? Pouvons-nous contempler le père et nous laisser enseigner par Lui ? Saurons-nous avoir ses qualités, que sont l’esprit de pauvreté, la douceur, la compassion, et le désir de la paix regardant avec un regard pur et comprenant les exigences de justice se son ainé ? Ce père vit parfaitement les béatitudes (Mt 5), y compris la dernière puisque son fils lui reproche sa bonté. Mais on pourrait aussi repérer facilement les fruits de l’Esprit :
Voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, (Ga 5, 22)
Pouvons-nous nous interroger sur notre image de Dieu Père et sur notre rapport avec sa miséricorde qui couvre de si haut sa justice pourtant toujours présente ?

29 Mais il répliqua à son père : “Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres,

Gardons-nous d’un jugement trop hâtif sur cet homme : ce qu’il a fait est admirable de constance, d’obéissance, de service et de disponibilité, d’oubli de soi. Surtout il a raison, c’est bien ainsi qu’il a agi envers son père, contrairement au fils cadet qui a trahi, abandonné et négligé.

Mais le vocabulaire est celui d’un serviteur, pas d’un fils ; il parle d’un patron, non d’un père. Il fait la même erreur que le cadet, qui revient en oubliant l’amour paternel et en le réduisant à un rapport de force et de commandement. Son tort n’est pas dans ce qu’il a fait, qui est admirable, mais plutôt dans ses motivations : soumission et obéissance ne sont pas tout à fait synonymes… les actions sont les mêmes, mais le cœur est différent.

Cela nous renvoie à une réalité égale mais inversée dans la déclaration du Christ :

15 Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. (Jn 15, 15)

La réalité est la même : il s’agit d’un rapport des serviteurs à maître et de la place de l’amour dans tout cela. Mais elle est inversée car dans la parabole, le fils est devenu serviteur quand, dans le cœur du Christ, les serviteurs deviennent les amis. Tel est le plan de Dieu révélé aux serviteurs que nous sommes, les fils que Dieu se donne.

Et nous ? Rappelons-nous à qui est adressé la parabole : aux pharisiens qui jugent Jésus parce qu’il accueille les pécheurs, comme le père accueille le fils cadet, pécheur. Ils se croient eux irréprochables car ils se sont tenus dans la fidélité à tous les commandements de la loi ; ils font ainsi de Dieu un législateur et un juge, maître de sa Création, c’est vrai mais insuffisant, car il est aussi un Père qui aime, protège et fait grandir pour nous combler de joie. Pour cela, Il est donc aussi prêt à nous pardonner. Il pardonne nos infidélités comme au fils cadet, mais aussi nos manques d’amour et de compréhension de ce qu’il est vraiment comme le fait le fils aîné…

et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

Ici se révèle le cœur du problème de ce fils : Il veut lui aussi sa part, il veut lui aussi faire la fête et oublier son père avec ses amis, oublier ce qui est bien, pour ce qui est agréable… Il a en fait les mêmes désirs que son frère mais à une échelle réduite et surtout, lui n’est pas passé du désir à l’acte. Il l’a fait par respect et obéissance, sans doute ce qui est très beau, mais il l’a fait aussi contraint et frustré, c’est-à-dire contre sa volonté ce qui entraîne sa colère d’aujourd’hui. Cela gâche aussi presque toute son action car elle ne laisse plus entrevoir aucun amour.
Il a fait son devoir et c’est magnifique mais il n’a pas aimé son devoir et ne s’est pas réjoui de faire ce qui est bien. Son cœur en reste desséché et donc incapable d’accueillir le frère repenti ou de comprendre le père qui pardonne.

Et nous ? Quel lien faisons-nous entre devoir et désir ? Sommes-nous capables de choisir le bien et de nous réjouir de le faire. Désirons-nous par- dessus faire notre devoir, ce qui est bien parce que c’est la preuve de notre amour pour le Créateur et sauveur de toute chose ? Est-ce que dans notre prière, nous marchandons avec Dieu, non pour obtenir un chevreau, mais pour une récompense qui n’est pas Dieu, son amour et son intimité mais un bien matériel ou un plaisir plus fugace, un confort ou une facilité ? Notre prière se finit-elle toujours pas celle du Christ en agonie : « non pas ce que je veux mais ce que tu veux » ?

30 Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras !”

Là encore, retenons d’abord que ce que dit l’aîné est vrai. C’est bien cela qu’a fait son frère et c’est mal. Ce qui est mal doit être dénoncé comme mal. Mais lui, il ne dit pas « ce qu’il a fait est mal » mais « il est mauvais d’avoir fait cela ». Le jugement n’est pas sur les actes mais sur la personne. Or justement le cadet n’est plus cette personne, nous avons vu toutes les étapes qu’il a franchi : intériorité, mémoire, admiration, décision, action, confession et accueil ! Cela, le fils aîné ne le sait pas, il ne peut donc juger en vérité la personne. Et s’il juge les actes mauvais faits il y a longtemps, ne devrait-il pas aussi juger les actes bons faits tout récemment ? Et qui peut juger les cœurs ? Et qui peut évaluer si une action en rattrape une autre ? si un acte d’amour couvre tel ou tel péché ?

Le jugement qu’il porte est présomptueux car il prétend savoir mais ne connaît qu’une partie de la vérité, il est présomptueux car il prétend être meilleur juge que le père. Il dit la vérité mais pas toute la vérité car il ne la connaît pas.

Et nous, nous savons que le Seigneur voit dans l’acte de conversion un amour qui couvre une multitude de péchés ; ainsi le disait déjà le prophète :

21 Mais le méchant, s’il se détourne de tous les péchés qu’il a commis, s’il observe tous mes décrets, s’il pratique le droit et la justice, c’est certain, il vivra, il ne mourra pas.

22 On ne se souviendra d’aucun des crimes qu’il a commis, il vivra à cause de la justice qu’il a pratiquée.

23 Prendrais-je donc plaisir à la mort du méchant – oracle du Seigneur Dieu –, et non pas plutôt à ce qu’il se détourne de sa conduite et qu’il vive ?

24 Mais le juste, s’il se détourne de sa justice et fait le mal en imitant toutes les abominations du méchant, il le ferait et il vivrait ? Toute la justice qu’il avait pratiquée, on ne s’en souviendra plus : à cause de son infidélité et de son péché, il mourra !

25 Et pourtant vous dites : “La conduite du Seigneur n’est pas la bonne”. Écoutez donc, fils d’Israël : est-ce ma conduite qui n’est pas la bonne ? N’est-ce pas plutôt la vôtre ?

26 Si le juste se détourne de sa justice, commet le mal, et meurt dans cet état, c’est à cause de son mal qu’il mourra.

27 Si le méchant se détourne de sa méchanceté pour pratiquer le droit et la justice, il sauvera sa vie.

28 Il a ouvert les yeux et s’est détourné de ses crimes. C’est certain, il vivra, il ne mourra pas.

29 Et pourtant la maison d’Israël répète : “La conduite du Seigneur est étrange”. Est-ce ma conduite qui est étrange, maison d’Israël ? N’est-ce pas votre conduite qui est étrange ?

30 C’est pourquoi – oracle du Seigneur Dieu – je vous jugerai chacun selon sa conduite, maison d’Israël. Retournez-vous ! Détournez-vous de vos crimes, et vous ne trébucherez plus dans la faute.

31 Rejetez tous les crimes que vous avez commis, faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau. Pourquoi vouloir mourir, maison d’Israël ?

32 Je ne prends plaisir à la mort de personne, – oracle du Seigneur Dieu – : convertissez-vous, et vous vivrez. » ( Ez 18, 21-32)

C’est ce que signifie aussi la conclusion de la parabole du bon berger déjà cité :

C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. (Lc 15, 7)

Et de même pour la parabole de la drachme perdue :

10 Ainsi je vous le dis : Il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. » (Lc 15, 10)

Nous le savons mais l’acceptons-nous pour les autres, sans plus les juger ? Pour nous sans en abuser ?

31 Le père répondit : “Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

Voici le drame du Père ou plutôt la clef qui permet d’expliquer le drame des deux fils : l’un demande « sa part », l’autre un chevreau quand lui veut tout leur donner ! l’un veut partir et l’autre se retirer avec ses amis pour festoyer, quand le père propose une intimité permanente. L’un demande à être pris comme ouvrier, l’autre obéit aux ordres quand le père les appelle « mon enfant ». Ils voient un pouvoir auquel l’un s’oppose et se révolte, l’autre se soumet, frustré, quand Lui veut une vie d’amour où tout est partagé et offert.

Et nous ? Que voulons-nous ? Qu’attendons-nous de notre rencontre avec le Père ?

32 Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé !” »

Voici que revient la joie du Père dans la conversion. Revient aussi l’idée que le péché est une véritable mort spirituelle et la conversion, une résurrection. C’est bien cette réalité qui permet d’envisager, sans la comprendre entièrement, la logique du Dieu Sauveur qui offre son fils pour les pécheurs !

Et nous ? Nous voyons que le Christ dans sa parabole ne conclut pas : l’ainé va-t-il accueillir et se convertir grâce aux paroles du père ? Va-t-il s’enfermer sur sa conception de la justice qui contemple les faits et la réalité des faits sans faire de place à la personne et à la capacité de changement et de conversion de tout homme ? Va-t-il faire subir à son père son incapacité à vivre dans l’amour, plutôt que dans le rapport de force ou de dépendance ? Va-t-il refuser de voir dans son frère un frère, avant d’y voir un pécheur ? Dans le film «Jésus de Nazareth» de Zéphirelli, c’est le cadet qui sort après le père, qui raconte à son frère sa conversion et implore le pardon, entraînant ainsi son frère à sa suite dans une démarche de réconciliation qui englobe ensuite le père… Comment imaginons-nous la réaction de ce fils ? Sommes-nous capables de nous identifier à lui, et dans ce cas de nous convertir pour donner une fin heureuse à cette histoire qui rappelle tant de douloureuses histoires familiales ?

En guise de conclusion :
nous nous retrouvons avec une parabole extraordinaire qui nous parle de toutes les dimensions du Salut : depuis le Seigneur qui s’offre, et accepte de mourir pour nous jusqu’à la façon juste de regarder les actions et les personnes autour de nous. La question de l’alliance, de l’Eucharistie, de la croix, du sacrifice de sa mort et de la Résurrection, mais aussi les questions d’amour, de jugement, de devoir, d’obéissance, de respect, tout ce qui tourne autour des relations et image de Dieu, du père, et du frère, les sentiments de joie ou d’injustice, les béatitudes et les fruits de l’Esprit, tout est dans cette parabole !
Mais d’abord, elle nous interpelle sur notre façon d’être fils et sur l’amour inconditionnel du père. Il est un peu facile de condamner l’un ou l’autre des fils, il est tentant de refuser de comprendre l’attitude du père au moins avec son aîné, cette parabole nous invite à réfléchir, à chercher plus loin. Il se dégage une étonnante proximité entre ces deux frères que tout semblait opposer, qui nous invitent à mieux regarder notre condition humaine souvent si proche de l’un et de l’autre, souvent si loin du Père qui ne désire rien d’autre que d’être proche de nous dans l’intimité, l’amour et le don total de soi.
Avec les jours saints se profile pour nous l’appel à devenir fils dans le Fils. Nous serons invités à nous offrir avec Lui pour nous recevoir de Dieu comme Lui. Mais pour cela, il faut avoir une confiance et un amour débordant pour le Père, accepter d’être vraiment fils et seulement fils. Cette parabole nous enseigne comment faire et nous invite à la conversion, alors que nous venons de dépasser la moitié du carême, tel est bien notre appel et il devient urgent : convertissons-nous, regardons le Père tel qu’Il est, choisissons de devenir des fils, de devenir de meilleurs fils, de nous unir au Fils dans son offrande et ainsi dans sa victoire !